Identités européennes, identités frontalières
Deux très
grands historiens de la Grande Guerre, le Français Jean-Jacques Becker et l’Allemand
Gerd Krumeich, introduisent leur histoire à quatre mains du conflit par ce
constat : « La vision de
la guerre chez les historiens allemands comme les historiens français est «
spontanément nationale », elle ne permet guère de comprendre l’histoire de
l’autre.» [1]
Ce bilan d’une logique centripète peut être étendu à l’ensemble de l’héritage
européen.
S’il fallait
un exemple concret, l’évolution actuelle du label « patrimoine
européen » serait emblématique. Chaque Etat, en vertu du sacro-saint
principe de subsidiarité, est porteur des sites qu’il souhaite signaler. La
France, à l’origine de l’initiative intergouvernementale du projet de label, a
pris à cœur de valoriser par exemple l’Abbaye de Cluny pour son rayonnement
intellectuel sur le continent. Elle ne maille
le label avec aucun satellite de l’ordre monastique en Europe, le fait sans
lien avec la fédération européenne des sites clunisiens (qui, elle, les relie de son propre label) ni avec les routes culturelles mises en place par le
Conseil de l’Europe. Superposition, juxtaposition et manque d’approfondissement
de l’initiative contribuent à accroître les difficultés de lisibilité de
l’action de l’Union pour une plus-value culturelle commune très faible. Il en
est de même partout ailleurs ; chacun valorise sa part d’Europe dans une
logique rampante, presque multiséculaire, de concours des influences entre Etats.
Tous ceux
qui acceptent l’aventure de l’échange concret entre scientifiques et
professionnels des pays européens pour produire œuvres, expositions et mises en
valeur communes font le même constat d’une nécessaire relecture des héritages au
regard de l’altérité des pays voisins. Les territoires frontaliers offrent
espaces, temporalité et substrats historiques féconds pour cet échange. Comme
le remarque très justement Pierre Nora : « Qui sait si le lieu de mémoire le plus naturel de l’Europe (par
rapport notamment aux Etats-Unis) ne serait pas celui de « la
frontière » ? »[2]
C’est effectivement au bord des anciennes coupures territoriales que l’on
trouve les plus anciens et les plus riches laboratoires d’échanges.
Muséologie
(trans)frontalière ?
Les confins
brassent les mythes fondateurs de l’Etat-nation avec ceux de la communauté
culturelle européenne. L’Union l’a compris en intégrant de plus en plus
fortement la logique culturelle au sein des programmes Interreg, permettant ainsi
le développement d’initiatives de plus en plus nombreuses et variées.
L’utilisation
de la parenthèse pour isoler le préfixe « trans » initiée par
Angeliki Koukoutsaki-Monnier dans un récent ouvrage visant à explorer les
constructions identitaires des territoires transfrontaliers exprime le
difficile passage de l’identité frontalière à une éventuelle identité
transfrontalière. Elle traduit sans doute mieux le nécessaire réalisme qui
conduit aujourd’hui les projets d’échange nés des utopies « sans
frontières » de l’après Schengen. Leurs promoteurs connaissent bien la
difficulté des citoyens à franchir les frontières, leur conscience européenne
parfois paradoxale et en tout cas très ignorante de la culture du voisin. Si le dialogue entre responsables
culturels est riche et porteur, la logique institutionnelle reste encore très fortement centripète,
freinant bien des projets, décourageant bien des initiatives.
Ce centre de
ressources qui implique les étudiants de la spécialité muséologie du master
MECADOC a pour objectif de recenser de manière empirique les initiatives de valorisation patrimoniale
frontalière ou (trans)frontalière et d’en montrer la grande richesse. Les
européens sont au moins pour l’essentiel d’accord sur la place de jalon
qu’occupent monuments historiques et musées dans leur sentiment d’appartenance commune.
Ce projet participe,
dans ce sens, à la formation et à l’ouverture de futurs professionnels du
domaine du patrimoine culturel.
Benoit BRUANT
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